Rêves d'Espace

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Astronomie

Le télescope spatial Euclid à la recherche de la matière noire et de l’énergie sombre

La matière ordinaire qui compose l’Univers (les étoiles, galaxies, les planètes et tout ce qui les constitue) ne représente que 5 % du cosmos. Quelles sont l’origine et la nature des 95% de la masse et de l’énergie de l’Univers ?

Euclid, une nouvelle mission scientifique de l’Agence Spatiale Européenne, va chercher des preuves de l’existence de la matière noire et de l’énergie sombre (dark matter et dark energy en anglais) qui représenteraient respectivement environ 26% de la force gravitationnelle connue et les 69% restant.

Infographie via CNRS

Pendant 6 ans, Euclid va réaliser une cartographie à grande échelle d’un tiers de l’Univers, à travers l’espace et le temps, en observant des milliards de galaxies jusqu’à 10 milliards d’années-lumière.

Euclid va aussi observer tous les 3 à 5 jours l’équivalent de la totalité du ciel couvert par le télescope Hubble en 30 ans !

L’Univers en expansion accélérée : la “faute” à l’énergie sombre ?

Depuis le Big Bang, l’Univers est en expansion (travaux des astronomes Edwin Hubble et Georges Lemaître) mais étonnamment, il y a environ 5 milliards d’années, l’expansion s’est accélérée. Cela a été démontré en 1998 par les astrophysiciens Perlmutter, Schmidt et Riess qui reçoivent conjointement le Prix Nobel de physique en 2011 pour leurs travaux sur le sujet.

Un diagramme traduit de la NASA et de son satellite WMAP d’étude du Big Bang montrant l’expansion de l’Univers depuis le Big Bang

L’une des théories est la présence d’une mystérieuse “énergie noire”, produisant une force antigravitationnelle qui contrebalance le freinage gravitationnel produit par la matière contenue dans l’Univers. Jusqu’à présent, toutes les mesures suggèrent que , l’effet de l’énergie sombre, est proche de –1. Si cela s’avère exactement cela, cela confirmera une théorie : qu’il s’agit d’un simple ajustement, une constante cosmologique, ajouté à la théorie de la gravité d’Albert Einstein. Un léger écart par rapport à –1 ou, mieux encore, une valeur de qui change avec le temps pourrait orienter les cosmologistes vers une nouvelle théorie globale qui impliquerait une nouvelle compréhension de la physique. Cela pourrait entraîner une révision de la théorie de gravité d’Einstein !

Observer l’invisible

Plusieurs observations astronomiques, dont celles de l’Américaine Vera Rubin, montrent qu’il y a une « masse manquante » dans l’Univers. La mystérieuse « matière noire » n’émet aucun rayonnement électromagnétique et n’interagit pas (ou peu) avec la matière ordinaire. Cependant, la présence de matière noire est mesurable par son effet gravitationnel.

L’énergie sombre a été quantifiée en étudiant les rayonnements laissés par le Big Bang et la cartographie de galaxies dans les périodes récentes. Mais les astronomes veulent savoir ce qui s’est passé entre les deux. Ils s’appuient sur trois techniques principales qui seront utilisées par le télescope Euclid :

Des supernovæ avec une luminosité prévisible fournissent des distances aux galaxies. L’expansion de l’Univers se traduit par une augmentation de la longueur d’onde de la lumière émise par ces galaxies, ou Redshift (z), phénomène de « décalage vers le rouge ». Euclid va mesurer les coordonnées d’une galaxie en évaluant sa vitesse de fuite sous l’effet de l’expansion. Ainsi plus un objet est loin, plus vite il s’éloigne et plus sa lumière nous apparaît décalée vers le rouge.

Ces six cubes montrent la distribution simulée des galaxies aux décalages vers le rouge 9, 7, 5, 3, 2 et 1, avec les âges cosmiques indiqués. À mesure que l’univers se développe, la densité des galaxies dans chaque cube diminue, passant de plus d’un demi-million en haut à gauche à environ 80 en bas à droite. Chaque cube mesure environ 100 millions d’années-lumière de côté. Les galaxies assemblées le long de vastes brins de gaz séparés par de grands vides, une structure en forme de mousse faisant écho dans l’univers actuel à de grandes échelles cosmiques. Cette visualisation montre le nombre et le regroupement de galaxies simulées à différents âges cosmiques, allant de 4% à 43% de l’âge actuel de 13,8 milliards d’années de l’univers. La simulation complète contient 65 millions de galaxies. Crédits : NASA Goddard Space Flight Center / F. Reddy et Z. Zhai, Y. Wang (IPAC) et A. Benson (Carnegie Observatory)
Visualisateur de données et rédacteur scientifique : Francis Reddy (University of Maryland College Park); producteur, éditeur : Scott Wiessinger (KBRwyle), scientifique : Yun Wang (Caltech / IPAC)

Pour mieux comprendre l’univers sombre, Euclid va mesurer un phénomène connu sous le nom d’oscillations acoustiques baryoniques (ou BAO, baryon acoustic oscillations) qui affectent la distribution des galaxies à très grande échelle. Au cours des 300 000 premières années après le Big Bang, les fluctuations du plasma chaud (de protons, de neutrons et de photons) se sont comportées comme des ondes sonores (bulles) qui se sont ondulées à travers cette “soupe” de rayonnement de particules primordiale. À la fin de cette période, lorsque l’Univers s’était suffisamment refroidi pour que les atomes se forment et que la lumière se déplace librement, ces vagues se sont figées. Au fil du temps, un peu plus de galaxies se sont formées en grappes le long des ondulations congelées. Les ondulations se sont étirées à mesure que l’Univers se développait, augmentant la distance entre les galaxies. Les scientifiques se réfèrent à ces ondulations dans la distribution à grande échelle des galaxies comme des oscillations acoustiques baryoniques. Les scientifiques vont ainsi étudier la distribution des galaxies sur d’immenses distances, observer ces motifs d’ondulation et déterminer leur taille. Cela nous permet de mesurer avec précision le taux d’expansion accélérée de l’Univers au fil du temps et de renseigner sur la nature de l’énergie sombre et de la matière noire.

Euclid tirera aussi partie d’un phénomène très étrange : les lentilles gravitationnelles. Les objets très massifs agissent comme une loupe et nous aident à étudier des objets très distants placés derrière eux. Mesurer la déformation des images de galaxies éloignées révélera la matière noire et son évolution, alors qu’elle n’absorbe ni n’émet de lumière, et donc serait constituée de particules inconnues à ce jour.

Exemple de lentille gravitationnelle (via CNRS)

La matière noire est-elle un halo autour des galaxies, dans les étoiles, entre les galaxies ? Euclid pourra peut-être donner des réponses à ces questions.

Pourquoi un télescope spatial ?

L’atmosphère terrestre empêche les télescopes au sol de faire des mesures suffisamment précises au-delà d’environ 3 milliards d’années dans le passé.

Euclid va cartographier plus d’un tiers du ciel en 6 ans de durée de vie, en observant la lumière des étoiles qui a mis dix milliards d’années à nous atteindre. C’est comme observer les galaxies alors que l’Univers n’avait qu’un quart de son âge actuel de 13,7 milliards d’années. Grâce à son champ de vision large, Euclid va permettre de couvrir 15 000 degrés carrés de la partie du ciel disponible depuis la Voie Lactée et le Système Solaire, en dehors du plan écliptique. Pour effectuer le même type d’observation statistique avec le télescope spatial Hubble, il faudrait près de 900 ans d’observation !

Euclid passera environ 10% de son temps à regarder seulement trois régions du ciel, appelées “les champs profonds d’Euclid”. Le télescope y observera des objets des centaines de fois plus faibles que ceux détectés par la mission Gaia de l’ESA. Deux de ces régions ont été choisies pour chevaucher les mesures du “champ profond” du télescope spatial Hubble, tandis que la troisième a été spécialement sélectionnée pour Euclid.

Euclid a une résolution quatre fois plus élevée et une sensibilité 15 fois meilleure dans le proche infrarouge que celle possible des relevés au sol actuels. Pour chaque galaxie de la carte tridimensionnelle détaillée d’Euclid, les scientifiques devraient découvrir sa forme, sa masse et d’autres propriétés telles qu’une estimation du nombre d’étoiles nouvelles qu’elle produit par an. Dans l’univers «à proximité», sur une distance d’environ 16 millions d’années-lumière, Euclid pourra même voir quels types d’étoiles chaque galaxie héberge et comment ces étoiles tournent autour de leur centre de galaxie et ainsi nous apprendre comment différentes galaxies se forment.

Une coopération internationale

En 2007, l’Agence spatiale européenne reçoit 2 propositions pour l’étude de l’énergie noire. Finalement, c’est une seule mission combinant les 2 techniques proposées (lentilles gravitationnelles et BAO) qui est initiée en 2012.

Du coup, le design de la mission Euclid embarque 2 instruments, VIS (VISible) et NISP (Near Infrared Spectrometer and Photometer), qui vont respectivement mesurer précisément la position exacte et les formes des galaxies dans la lumière visible et mesurer les « redshifts » des galaxies par spectroscopie infrarouge.

A gauche, l’instrument VIS sous les couches isolantes (MLI) noires, et à droite, l’instrument NISP sous les MLI dorées, sur le modèle structurel et thermique (pas le modèle de vol) du module charge utile d’Euclid (crédit Airbus)

Ces instruments ont été fabriqués sous la responsabilité d’un consortium international emmené par l’Institut d’Astrophysique de Paris (IAP) avec plus de 300 laboratoires et institutions de 17 pays et regroupant actuellement près de 1600 membres.

Pour la France, on retrouve une dizaine de laboratoires de recherche français affiliés au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et au Commissariat à l’énergie Atomique et aux énergies alternatives (CEA), avec le soutien du CNES.

La maîtrise d’œuvre du satellite a été confiée à Thales Alenia Space qui fournit aussi le module de service (SVM ou Service Module). Airbus Space fournit le module charge utile (PLM ou Payload Module), c’est à dire la partie télescope + instruments.

Un télescope, 2 instruments et de la haute ingénierie

D’un diamètre de 1,2 mètre, le télescope est optimisé avec un large champ de vue sans déformation sur les bords, pour recueillir la lumière visible et proche-infrarouge vers deux instruments : l’imageur visible VIS et le spectro-imageur infrarouge NISP.

Illustration du télescope type Korsch avec son miroir primaire de 1,2 m de diamètre et son miroir secondaire, sans le baffle (crédit ESA)

VIS est un imageur grand champ, qui analyse le rayonnement en lumière visible. Afin de mesurer avec précision les formes de plus de 1,5 milliard de galaxies faibles, VIS n’observera qu’en une seule bande large de 550 nm à 950 nm. L’instrument est équipé d’un plan focal composé de 36 capteurs CCD totalisant plus de 600 millions de pixels. Chaque image acquise en vol permettra ainsi de caractériser plus de 50 000 galaxies. Chacune de ces images sera plus de 70 fois plus grande que celles captées par le télescope spatial Hubble.

Plan focal de la caméra VIS conçue, assemblée et testée au CEA © CEA/L. Godart

L’instrument NISP, spectromètre proche infrarouge et photomètre, observe deux types de données différents, comme son nom l’indique. A l’aide d’un seul système optique, le NISP couvre le même champ de vision que VIS, mais en lumière proche infrarouge (NIR) entre ~ 950 et 2020 nm. NISP est équipé de 16 détecteurs Teledyne «H2RG» fournis par la NASA et parmi les plus performants à ce jour, embarqués également dans le télescope James Webb. Chaque détecteur crée des images de 2000 par 2000 pixels, soit environ 64 millions de pixels au total, avec un échantillonnage sur le ciel de 0,3 seconde d’arc par pixel, à un champ de vision de 0,57 degré carré pour chaque exposition. L’objectif principal du NISP n’est pas de créer des images haute résolution mais de recueillir des informations spectrales. La lumière arrivant dans NIPS est passée au préalable dans une roue à réseau dispersif (GRISM) et une roue à filtres de 130 mm de diamètre, les plus grands filtres proche infrarouge dans une mission spatiale astronomique jusqu’à présent.

Les données spectroscopiques de NISP seront principalement utilisées pour décrire la distribution et le regroupement des galaxies et comment elles ont changé au cours des 10 derniers milliards d’années sous les effets de la matière noire, de l’énergie sombre et de la gravité.

NISP observera environ 10 degrés carrés par jour, couvrant tous les 5 à 6 jours une zone similaire à ce que le télescope spatial Hubble a couvert au cours de sa durée de vie de plus de 30 ans au total.

Modèle de vol entièrement assemblé de l’instrument NISP de la mission Euclid de l’ESA dans la salle blanche du Laboratoire d’Astrophysique de Marseille (LAM) avant d’être enveloppé dans l’isolant multicouche (MLI)(crédit Euclid Consortium & NISP instrument team)

Ces instruments sont intégrés dans un télescope spatial de type Korsch de 1,2 m de diamètre avec 2 plans focaux et 3 miroirs en carbure de silicium (SiC), le tout construit et assemblé par Airbus Defense and Space à Toulouse.

En haut, le miroir de 1,2 m de diamètre et en bas le miroir secondaire lors de l’assemblage (crédit Airbus Space)

La mission Euclid nécessite une température de fonctionnement à 100k (-170°C) pour la charge utile afin de prévenir le bruit de fond pour les mesures infrarouges et le bruit électronique pour le capteur numérique. Le télescope est aligné à température ambiante (20 ° C) et sa qualité optique doit rester identique à sa température de travail dans l’espace. Le SiC a été sélectionné pour la structure du télescope et pour la plateforme qui supporte les instruments car il est extrêmement stable thermiquement et donc les changements de température seront homogènes. Cette fabrication a été validée par les missions précédentes Herschel et Gaia. En complément, il y a un mécanisme sur le miroir secondaire pour corriger un potentiel désalignement résiduel du télescope.

Le baffle de 3,5 m de long isole le télescope des lumières parasites en dehors du champ de vue.

Le module de service comprend un système de pointage des étoiles (star tracker) autonome et très précis, couplé directement aux plans focaux des instruments. La plateforme est équipée d’un système de 12 micropropulseurs à gaz froid permettant de contrôler avec précision l’orientation du satellite. La stabilité du module de service permettra de faire des observations sur de longs temps de pose jusqu’à 700 secondes. Un système de propulsion classique avec des moteurs de 20N et alimenté en hydrazine permettra à Euclid de rejoindre son orbite opérationnelle en L2 après la séparation lanceur.

Le panneau solaire assure également la fonction de pare-soleil pour le télescope. A son extrémité, des « couteaux » coupent la lumière des rayons du Soleil qui pourraient arriver afin d’éviter la lumière parasite dans le télescope. Cet élément est d’ailleurs un retour d’expérience des problèmes rencontrés au début de la mission Gaia.

Les données collectées seront stockées en partie à bord du satellite dans une mémoire de masse de 4 TB. Le protocole de transfert de données CFDP sera utilisé pour la première fois sur une mission de l’ESA afin d’échanger de gros fichiers de données pendant les quelques heures de visibilité, 4 heures au maximum par jour, avec les antennes terrestres. Il y aura environ 850 Gbit de données compressées par jour à descendre dans les différents centres de traitement. Au total ce sont près de 170 millions de Giga-octets de données qui sont attendues sur 6 ans.

Direction L2

Initialement prévu sur Soyouz, mais à cause de l’arrêt des vols de ce lanceur depuis la Guyane, Euclid a finalement décollé le 1er juillet depuis Cap Canavarel à bord d’une Falcon 9. [Pour revoir mon direct du lancement]

Décollage Falcon 9 / Euclid le 01/07/2023 (crédit SpaceX).

4 semaines après le lancement Euclid va rejoindre le point de Lagrange L2 Terre/Soleil situé à 1,5 million de kilomètres de la Terre, dans la direction opposée au Soleil.

Diagramme des cinq points de Lagrange du système Soleil-Terre, montrant un satellite en orbite au point L2 (satellite pas à l’échelle). Crédit : NASA

Une fois en orbite, les opérateurs de la mission, au centre des opérations de l’ESA, l’ESOC à Darmstadt en Allemagne, commenceront à vérifier toutes les fonctions du télescope et tous les instruments d’Euclid seront activés. Entre un et trois mois après le lancement, Euclid passera par plusieurs étalonnages et tests de performance scientifique et se préparera pour la science. Le télescope commencera sa première phase d’observation de l’Univers trois mois après son lancement.

Patience pour la révision (ou non) de la théorie générale de la gravité !

Les premiers résultats d’Euclid sont attendus en 2025, après au moins 1 an d’observations puis les publications suivantes en 2027 et 2029. La carte complète ne sera publiée qu’en 2030. Les premières publications scientifiques ne sont pas attendues avant 2026 afin d’avoir suffisamment de données statistiques afin d’étayer ou non les théories sur la matière noire et l’énergie sombre.

Euclid est le précurseur d’autres observations dédiées à la découverte de l’énergie noire. L’Observatoire terrestre Vera C. Rubin, un télescope financé par les États-Unis au Chili qui ouvrira les yeux en 2025, et le télescope spatial Nancy Grace Roman de la NASA dont le lancement est prévu en 2026, viendront compléter les données d’Euclid. Les trois missions examineront différentes parties du ciel, à différentes longueurs d’onde et des combinaisons qui se chevauchent des trois techniques principales (redshift, oscillations acoustiques baryoniques et lentilles gravitationnelles). Roman, avec un miroir plus grand qu’Euclid, regardera plus loin dans le passé mais sur une zone céleste plus petite. Rubin au sol ne verra pas comme les deux autres, mais son champ optique et infrarouge sera le plus large.

Source principale : ESA et Science. Infographies : kit de lancement ESA

Image de couverture : Euclid en salle blanche chez Thales Alenia Space + Vue d’artiste des filaments et halos (en jaune) de matière noire autour desquels se sont formées les grandes structures de l’Univers (galaxie, amas, etc.) – crédit Mark GARLICK/SCIENCE PHOTO LIBRARY/COSMOS

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